Entretien  avec  Hitohiro Saito  Sensei

Morihiro Saito

Ceinture noire , numéro 3 - Octobre 1999

Le Maître d'Iwama - Le dernier des géants

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ce numéro exceptionnel.

Morihiro Saito

Morihiro Saito Sensei, 9e Dan Aïkikai, avait 18 ans lorsqu'il devint l’élève de Maître Morihei Ueshiba. À la disparition du fondateur de l’Aïkido, en Avril 1969, il était âgé de 41 ans.
Durant toutes ces années, il est resté le plus proche disciple de Maître Ueshiba et a été ainsi le témoin privilégié des dernières modifications que le Maître apporta à son art. Reconnu comme l'héritier technique de O’Sensei Ueshiba, Maître Saito est le seul véritable spécialiste des armes de l'Aïkido et dirige de nombreux stages à travers le monde. Invité par son élève Daniel Toutain, responsable technique du groupe « Iwama Ryu France » au sein de la F.F.A.B, Saito Sensei était à Rennes en juillet dernier et nous a accordé une interview exclusive.

C.N. : Sensei Est ce que O’Sensei avait beaucoup d'élèves lorsque vous avez débuté l’Aïkido au Dojo d’Iwama en 1946 ?
Saito Sensei : Non, nous étions peu nombreux. Je me souviens qu'il y avait deux ou trois Uchi deshi (élèves internes) : M. Abe, M. Kasuga et M. Ishihara. Les Soto deshi (élèves externes) étaient seulement au nombre de cinq ou six. Je me souviens également qu'avant de partir M. Minoru Mochizuki rendit visite à O’Sensei pendant une courte période.

C.N. : Nous savons qu'à partir de cette date vous êtes resté auprès d'O’Sensei pendant 23 ans. On entend souvent dire que O’Sensei était invité pour donner des cours dans différentes régions du Japon. Qu'en était-il exactement? Est ce qu’il enseignait souvent en dehors d’Iwama ?
S.S. : Si ma mémoire est bonne, O’Sensei n'a commencé à voyager qu'après 1952. Il est d'abord allé à Tanabe avec son épouse après de nombreuses années d'absence. C'est en ce temps là qu'il commença aussi à se rendre assez souvent à Osaka. À cette époque il ne se déplaçait pas très fréquemment pour Tokyo. C'est seulement dans ses dernières années qu'il y allait régulièrement. Je n'oublierai jamais le 8 janvier 1952. C'était le jour de mon mariage et O’Sensei avait organisé la cérémonie chez lui. Ce même jour, juste après la cérémonie, il quitta Iwama avec sa femme pour se rendre dans le Kansai, région du centre ouest du Japon où se trouvent les villes d’Osaka et de Tanabe. Comme je devais le rejoindre le lendemain, je n'ai pas pu partir en voyage de noces.

C.N. : Est-ce que O’Sensei restait longtemps dans ces régions qu’il visitait ?
S.S. : Lorsqu'il allait à Osaka, il y restait généralement quatre ou cinq jours. C'était le seul endroit où il allait enseigner régulièrement, dans le Dojo de M. Bansen Tanaka. Il s'y rendait presque tous les mois puis cessa d'y aller après un certain temps. Il est arrivé que O’Sensei s'absente d'Iwama pendant un mois, mais c était très exceptionnel.

C.N. : O’Sensei enseignaient il régulièrement à Tokyo?
S.S. : Non. Comme je vous l'ai déjà dit, O’Sensei allait à Tokyo seulement de temps en temps. Ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il s'y rendait plus souvent et il est même arrivé qu'il y reste un certain temps. Cependant, il n'est jamais allé y enseigner régulièrement.

C.N. : Deviez-vous accompagner O’Sensei lorsqu'il allait à Osaka ?
S.S. : J'y suis allé de nombreuses fois avec lui, mais comme j'avais un emploi il ne m'était pas toujours facile de prendre des jours de congés pour cela. Afin de me libérer je mentais à mon employeur en lui racontant que je devais assister aux funérailles de mon oncle, que ma mère était très malade ou encore d'autres choses de ce genre. Cependant, il y avait d'autres élèves qui accompagnaient O’Sensei, à tour de rôle.

C.N. : Est-ce que O’Sensei avait beaucoup d’élèves dans son Dojo à la fin de sa vie ?
S. S. : Oui. Il y avait beaucoup plus d'élèves externes, mais pas d'élèves internes. Dans ses dernières années la vie était beaucoup plus facile. À l'époque à laquelle j'ai débuté dans le Dojo la vie était vraiment très dure. O Sensei demandait à ses élèves de venir pendant la journée pour l'aider à travailler dans les champs, en particulier quand il y avait un surcroît de travail à certaines saisons. Malheureusement, la plupart de ses élèves étaient eux mêmes très occupés avec leurs propres cultures lorsque O’Sensei avait besoin d'eux. Aussi, ils n'osaient pas venir au Dojo uniquement pour s'entraîner alors qu'ils n'avaient pas pu offrir leur aide à O’ Sensei. C'est la raison pour laquelle le fondateur n'avait pas beaucoup d'élèves juste après la guerre. Pour ma part, j'étais privilégié car j'avais un poste aux chemins de fer japonais. Lorsque je travaillais de nuit et que je revenais au Dojo le matin, O’Sensei m'accueillait et arrêtait son travail dans les champs pour pratiquer les armes avec moi. Ensuite, je passais le reste de la journée à l'aider dans son travail pour le remercier de l'enseignement qu'il m'avait donné.

C.N. : Comment se déroulaient ces entraînements privés avec O’Sensei ?
S.S. : Au début, lorsque O’Sensei m’a enseigné « Ichi no tachi » ou la première technique du sabre, ce fut la seule technique que je fus autorisé à pratiquer pendant longtemps. Je devais l’attaquer continuellement avec Ichi no tachi jusqu'à l’épuisement. Ensuite O’Sensei disait: « C'est bon, on arrête. » Il ne me permettait de m’arrêter que lorsqu'il constatait que je commençais à devenir pâle et que je ne pouvais plus bouger. C'était la manière dont on s'entraînait jour après jour. Ensuite, O’Sensei commençait à m'enseigner « Ni no tachi » ou la deuxième technique du sabre et puis les suivantes. Il me corrigeait toujours dans les moindres détails.

C.N. : Est ce que O’Sensei pratiquait plus le sabre que le jo ?
S.S. : Oui

C.N. : O Sensei  enseignait-il chaque soir dans son Dojo d'Iwama ?
S.S. : Il enseignait chaque semaine. On ne pratiquait pas la veille et le jour du Matsuri, le festival annuel de la ville

C.N. : Comment O’Sensei enseignait-il ?
S.S. : En ce qui concernait les techniques de taïjutsu (mains nues), il nous donnait des explications très détaillées. Mais pour les techniques de bukiwaza (armes) il avait coutume de me montrer les techniques de dire : « Si tu regardes avec toute ton attention, tu seras capable de comprendre par toi même ».

C.N. : Lorsque vous avez débuté en 1946, O Sensei utilisait il déjà la position hanmi ?
S.S. : Oui, hanmi est une position du corps très logique. Si vous adoptez une position hanmi correcte, vous pouvez facilement pivoter de 180 degrés. Dans son manuel technique « Budo » de 1938 O’Sensei enseigne déjà qu'il faut prendre la position « roppo »que l'on appelle aujourd'hui hanmi. Je pense que cette position a ses origines dans le théâtre traditionnel japonais kabuki, mais la position de pieds que O’Sensei utilisait est différente de celle des acteurs du théâtre kabuki. En fait, en judo et en Sumo il y a aussi la position hanmi, mais cette position concerne plus le haut du corps que la position des pieds. En Aïkido, il est très important de former un triangle avec les pieds parce que le mouvement des hanches dépend de ce bon positionnement.

C.N. : Est ce que O’Sensei parlait de la relation entre les techniques à mains nues et les techniques d'armes ?
S.S. : Il insistait beaucoup sur cette relation. Il répétait sans cesse « Toutes les techniques sont identiques. Elles sont toutes basées sur un seul et même principe ». C'est vrai qu'il insistait vraiment beaucoup sur ce point.

C.N. : Que disait O Sensei à propos des atemi ?
S.S. : Que si l’atemi n’est pas étudié et appliqué dans les techniques, ce n'est pas de l'Aïkido ou du Budo. Il est tout à fait normal de tenir compte des atemi en Taijutsu.

C.N. : Sensei, pourriez vous nous parler des techniques d'armes que vous enseignez? Correspondent-elles aux techniques d'origine enseignées par O Sensei ?
S.S. : Le kata 31 correspond à ce qu'enseignait O’Sensei, mais comportait en réalité moins de mouvements. Par exemple, O’Sensei nous faisait pratiquer les mouvements 19, 20 et 21 comme un seul mouvement. C'est lorsque j'ai essayé d'enseigner cette forme du jo, à un groupe d'étudiants de (université que je me suis rendu compte qu'ils n'arrivaient pas à la maîtriser de cette façon. J'ai alors décidé de décomposer le kata en 31 mouvements de manière à ce qu'ils en comprennent le sens et qu'ils soient capables de l'exécuter correctement. Les mouvements sont donc les mêmes que ceux enseignés par O Sensei mais je les ai décomposés pour les rendre plus accessibles.

Les kumitachi que j'enseigne correspondent aussi exactement à ce que O’Sensei m'a enseigné directement. Quant aux techniques de bâton et de sabre, il s'agit d'une compilation que j'ai élaborée et qui est basée sur ce que j'ai appris avec O’Sensei. Les sept techniques de sabre sont des mouvements que j'ai choisis et extrais de la pratique des kumitachi (techniques à deux) parce que j'ai réalisé que les élèves devaient d'abord s'entraîner aux suburi (mouvements préparatoires se pratiquant seul) avant de passer à la pratique des kumitachi. C'est la même chose en ce qui concerne les vingt suburi du jo. Le kata 31 s'adresse aux débutants, mais il existe beaucoup d'autres techniques de je, bien plus difficiles et il faut s'y préparer en s'entraînant assidûment aux suburi. Comme le répétait O’Sensei, il est très important de penser au lien existant entre les techniques à mains nues et les techniques d'armes. Elles sont conçues de la même manière. En d'autres termes, il faut se souvenir que lorsque l'on exécute une technique en taijutsu on doit pouvoir (effectuer en bukiwaza suivant les mêmes principes et vice versa.

C.N. : Grâce à toutes ces années passées auprès de O’Sensei vous avez pu réellement maîtriser les bases qu'il vous a enseignées. C'est sans aucun doute ce qui vous a permis de mettre en place un programme des techniques d'armes de O’Sensei et d'élaborer une nouvelle méthode d'entraînement à ces techniques.
S.S. : C'est exact. On ne peut passer aux applications techniques qu'après avoir vraiment maîtrisé les bases. Le magazine d'arts martiaux Aiki News a effectué une recherche sur le nombre de techniques enseignées dans les Dojo d'Aïkido. Cette enquête a révélé que dans la plupart des Dojo on ne pratiquait que quelques dizaines de techniques.

O Sensei m'a enseigné des centaines de techniques de base en faisant bien la distinction entre elles. Il m'a également appris leurs variantes et leurs applications en fonction de la situation. Aussi, il y a quelques années, lors d'un stage en Italie, j'ai entrepris d'exécuter toutes les techniques que je connaissais et de les répertorier. Faute de temps j'ai dû m'arrêter à mi chemin, mais j'en étais déjà arrivé à quatre cents. Ceci est la manifestation de Takemusu Aiki.

C.N. : Sensei, il y a en France des personnes qui ne savent pas très bien à quoi correspond Iwama Ryu. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
S.S. : Malheureusement, et j'en suis navré, l’Aïkikai de Tokyo ne reconnaît pas les techniques d'armes de O Sensei comme étant aussi de l’Aikido. J'ai donc commencé par appeler ces techniques Iwama Ryu Aiki Ken et Iwama Ryu Aiki Jo, afin de pouvoir les enseigner librement. De cette manière je peux préserver fidèlement les techniques de O’Sensei et délivrer des grades à mes élèves.

C.N. : Beaucoup de gens pratiquent aujourd'hui Iwama Ryu dans le monde entier. En connaissez-vous le nombre exact ?
S.S. : je n'en ai aucune idée. La seule chose que je sais, c'est que maintenant O’Sensei doit être très heureux là haut. Lorsque je suis allé diriger un stage spécial Iwama Ryu à Tanabe, lors de la commémoration du trentième anniversaire de sa mort, j’ai fait un rêve dans lequel il apparaissait. J’ai très souvent rêvé de O’Sensei dans le passé et l’expression de son visage était en générale sévère, mais dans ce rêve-là il souriait. En fait, c’était la première fois en trente ans que je le voyais heureux dans mes rêves.

C.N : Sensei, on souhaiterait conclure cette interview en vous demandant ce que vous voulez faire dans le futur ?
S. S : Je veux continuer de préserver intactes les techniques de O’Sensei et les transmettre aux futures générations. Bien sûr, je veux en même temps garder de bonnes relations et rester en harmonie avec l'Aïkikai. Il existe de nombreux professeurs de l'Aïkikai avec des styles différents. Je dis souvent à mes élèves: « Allez aussi étudier avec d'autres professeurs d'Aïkido ! Ensuite vous pourrez choisir ce qui vous convaincra vraiment le plus. Vous êtes libres, rien ne vous lie à Iwama Ryu. Trouvez ce qui vous convient et faites en votre propre Aïkido. La seule chose que je vous demande, c'est de tenir compte de l'Aïkido de O’Sensei parce que l'Aïkido a été créé par O’Sensei. Bien qu'il y ait plusieurs grands professeurs d'Aïkido à travers le monde, je peux affirmer que personne n'a encore dépassé O’Sensei ». Chacun est libre de faire ce qu'il veut. En ce qui me concerne, je n'ai pas cette liberté. O’Sensei m'a enseigné directement ses techniques et j'ai la charge de son Dojo à Iwama. Je dois donc continuer de transmettre exclusivement l'Aïkido de O’Sensei. C'est là ma mission.

Traduits par Madame Sonoko Tanaka et Daniel Toutain

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